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[Critique] Color Out of Space : Le paradoxe de l’adaptation lovecraftienne.

[Critique] Color Out of Space : Le paradoxe de l’adaptation lovecraftienne.

L’univers de H.P. Lovecraft a de quoi laisser rêveur la plupart des créateurs adeptes d’horreur suggérée, indicible, psychologique. Cinéastes, auteurs et autres créateurs de jeux vidéo n’ont pas attendu le dépôt des travaux de l’écrivain originaire de Providence dans le domaine public en 2014 pour proposer des œuvres plus ou moins rattachées et fidèles à son univers inexorablement fataliste. Néanmoins, cet événement légal a décuplé l’impact de Lovecraft et de Cthulhu, sa plus célèbre divinité monstrueuse, dans la pop culture et a permis à encore plus d’artistes de se réapproprier ce mythe au travers de variations aussi surprenantes qu’audacieuses.

Parmi toutes ces tentatives à la singularité clivante, l’une d’entre elles a particulièrement retenu mon attention et constitue l’objet de ma critique : Color Out of Space, réunissant l’écrit éponyme de Lovecraft à… Nicolas Cage, un acteur dont le cabotinage le rend sympathique voire touchant pour certains, ce qui est le cas pour ma part, ou parfaitement irritant pour d’autres.

Sixième adaptation de La Couleur tombée du ciel au cinéma, le long-métrage marque le retour de Richard Stanley à la tête d’un tel projet depuis son renvoi de L’Île du Docteur Moreau, adaptation du roman du même nom de H.G. Wells avec Marlon Brando, en… 1996. En plus d’une sévère amertume à l’égard des producteurs suite à son évincement du film dont il était lui-même à l’initiative, son remplacement au profit du cinéaste confirmé John Frankenheimer, ayant réalisé entre autres Le Prisonnier d’Alcatraz avec Burt Lancaster, le condamna à un certain anonymat dont il ne s’est jamais défait depuis le début de sa carrière.

Cette mésaventure, en plus de son caractère suffisamment insolite pour devenir le sujet d’un documentaire sorti en 2014, cantonna le réalisateur à la réalisation de court-métrages et d’un film documentaire sur un lieu pétri de surnaturel dans le sud de la France. Il a aussi participé à plusieurs films d’horreur anthologiques, plaçant son nom notamment aux côtés de celui d’Uwe Boll…

Richard Stanley s’est donc composé un CV des plus flatteurs comme vous pouvez le remarquer. Quoi qu’il en soit, il n’abandonne pas pour autant le désir de mettre en images des récits d’auteurs fantastiques : il transpose à l’écran une nouvelle de Clark Ashton Smith, un ami de Lovecraft, avant de s’attaquer directement au reclus de Providence.

Le long-métrage Color Out of Space reprend en substance la trame narrative de son équivalent littéraire et retranscrit la folie grandissante des membres de la famille Gardner provoquée par la chute d’une météorite dont émane une couleur extraterrestre dans leur jardin. En parallèle, Ward Phillips, un hydrologiste, enquête sur la contamination des eaux souterraines de la ville.

Rien qu’au travers de ce bref résumé, l’un des défauts majeurs de cette adaptation lovecraftienne à mes yeux apparaît : le choix ridicule de faire indirectement incarner H.P. Lovecraft à un comédien. En effet, Ward Phillips est l’un des pseudonymes employés par l’auteur au cours de sa vie. Il est ici affublé au personnage apathique interprété par Elliot Knight, probablement pour pallier maladroitement la narration à la première personne du livre. Dans le même ordre d’idée, le Necronomicon apparaît dans un plan si insistant qu’il trahit l’envie du cinéaste de montrer à tout prix que son film est lié à l’œuvre de Lovecraft, quitte à en saboter l’âme, la retenue caractéristique.

De ces détails découlent le paradoxe régissant le film et qui justifie la grande déception ressentie lors du visionnage. La force des écrits de Lovecraft réside dans sa capacité à décrire précisément des créatures fantasmagoriques que ses personnages ne rencontrent pourtant jamais frontalement, leur état psychologique et l’ambiance terrifiante qui les accable. Ainsi, un doute persiste sur l’existence des abominations évoquées instillant la tension et l’horreur au fil des pages. Richard Stanley n’a définitivement pas su s’approprier cet équilibre entre éléments rationnels, factuels et mystère surnaturel, donnant lieu à un spectacle cacophonique où sont lourdement juxtaposées de force des volontés contradictoires.

D’un côté, le réalisateur maltraite son projet premier par une abondance d’effets spéciaux qui peinent à convaincre et qui décrédibilisent même complètement l’ambiance implicitement oppressante parfois instaurée. Qu’ils soient numériques ou pratiques, les effets visuels imposent au spectateur de voir frontalement des créatures magiques mal réalisées. Leur surutilisation dessert le sentiment d’angoisse que pourrait rendre omniprésent l’existence ténue de la Couleur extraterrestre si ses conséquences n’étaient pas tant montrées. Le long-métrage redouble également d’artifices viscéraux dans l’espoir de créer le dégoût. Si la plupart frisent le ridicule, de rares tentatives parviennent à incarner l’horreur causée par la menace cosmique et à lui redonner un peu de superbe menaçante.

Un constat similaire se dresse vis-à-vis des performances des acteurs du film dont l’excès retranscrit la folie de la famille Gardner, plongée dans une transe discordante. Des actions banales côtoient de soudains éclats de voix immédiatement évaporés, les membres du foyer dévoilent la rage muette qui s’empare progressivement d’eux. Voir Nicolas Cage et Joely Richardson, incarnant les parents Gardner, osciller brutalement entre des émotions opposées rend palpable le tourment provoqué par la pierre extraterrestre. Néanmoins, la banalité de la quasi-intégralité des dialogues du film et son opulence numérique mal placée finit par pousser le neveu de Francis Ford Coppola dans ses vices habituels et à les accentuer. Usant outrancièrement de la sur-expressivité de son visage et hurlant sans cesse, la confusion mentale du patriarche du pavillon d’Arkham convainc de moins en moins. Mais là aussi, des bribes de justesse surviennent de temps à autre.

Et pourtant, le cinéaste semble malgré tout avoir compris la subtilité horrifique du maître qu’il adapte par moments très élégamment à l’écran mais de manière trop éphémère. Lorsque Stanley s’arme de sobriété au début du film, il instaure une ambiance efficace encourageante pour la suite. Elle s’éteint malheureusement rapidement, plombée par la mise en scène trop explicite et par les performances exagérées des comédiens. Des reliquats surviennent par moments sous la forme d’une composition de cadre ingénieuse ou d’une lumière surprenamment évocatrice, et rappellent ce potentiel gâché. Les éclairages esthétisés permettent en plus de donner corps à la couleur surnaturelle, ce dispositif se montrait même largement suffisant pour en faire un antagoniste concret mais impalpable, sans avoir à passer par tous ces effets extravagants.

La menace de la couleur tombée du ciel arrive à s’exprimer simplement par la lumière.

Des bribes de justesse surviennent aussi de temps à autre dans le jeu des acteurs. L’énergie endiablée de Nicolas Cage coïncide parfois avec la démence de son personnage, notamment lorsqu’il reprend un ton très solennel au sujet de ses obligations familiales en dépit du climat de monstruosité environnant. Joely Richardson se révèle être l’actrice la plus convaincante du film, incarnant efficacement les frustrations de Theresa Gardner, femme active mais gravement malade à l’étroit dans le domicile rustique. Le jeune Julian Hilliard endosse son rôle de petit garçon fasciné par la puissance du puits et effrayé par ses manifestations honorablement. Il se montre aussi crispant dans sa bêtise enfantine que crédible. Il faut dire aussi que ce type de personnages paraît lui être de plus en plus collé à la peau puisqu’il avait joué dans The Haunting of Hill House avant le film de Richard Stanley et d’être recruté pour le dénouement de la trilogie Conjuring.

Madeleine Arthur, interprétant Lavinia Gardner, sort de manière salvatrice de son carcan de scream queen au rabais et d’adolescente irritante un brin arrogante lorsqu’elle peut épouser pleinement sa passion pour l’ésotérisme. C’est durant ce court instant que son personnage se détache des clichés trop insipides au profit d’un jeu glacial passant par un regard déshumanisé plutôt réussi.

Un visage privé de son humanité, provoquant le malaise, la peur.

Malheureusement pour Elliot Knight, il se retrouve à devoir jouer un narrateur mesuré, pragmatique à la manière d’un décérébré couard. Forcément, le mélange ne prend pas et son personnage toujours gauche n’est jamais attachant ni héroïque.

L’unique point constamment enchanteur et efficace de Color Out of Space réside dans sa musique originale, pleine d’échos mystiques et de synthés flottants curieusement sinistres. C’est le seul élément que je vous conseillerais réellement de découvrir, plus que le long-métrage pour lequel il a été confectionné. Colin Stetson effectue un travail totalement cohérent avec l’étrangeté ambiante dans laquelle la comète ensevelit la ville d’Arkham. Ses morceaux se révèlent puissamment discrets et offrent des élévations prodigieuses lors des moments clés du film. Grâce à sa bande sonore, le film de Richard Stanley s’extirpe in extremis de l’abysse des nanars, regardés parfois tendrement mais toujours durement moqués, pour se placer au rang d’œuvre oubliable, mitigée.

Effroi et incompréhension sont les maîtres-mots de certaines séquences.

L’ouverture du film, constituée de plans esthétiquement aboutis de paysages surplombés par une voix off reprenant les mots écrits par H.P. Lovecraft dans sa nouvelle La couleur tombée du ciel, crée l’espoir chez le spectateur de voir un film puissant par sa force de suggestion, calmement glaçant. Color Out of Space se clôt avec un dispositif semblable mais a perdu de sa superbe au cours du visionnage, malgré sa photographie maîtrisée souvent utilisée à bon escient. L’illusion ne fonctionne plus puisque le spectacle interminable et inégal a eu raison de la promesse originelle attrayante. Au final, les plans léchés rencontrent des excentricités visuelles fauchées, l’intrigue interplanétaire s’essouffle à cause des répliques triviales constantes et du jeu d’acteur inconsistant. Les rares regains d’intérêt survenant durant les quasiment deux heures de film accentuent la frustration face à ce qu’aurait donné le même long-métrage avec une ambiance plus pesante et un usage bien plus parcimonieux aux effets gores ou numériques. Avec la matière première qu’est le texte de Lovecraft, Richard Stanley a voulu en faire trop et en a finalement corrompu l’essence par sa manie de montrer frontalement tous les événements cataclysmiques et dégoûtants possibles, quand bien même le budget ne suit pas pour les réaliser correctement. Le cinéaste a voulu tout montrer et suggérer l’horreur dans un même film, les deux intentions radicalement contraires finissent par se court-circuiter et par annihiler l’hypothétique peur durable, ambiante de Color Out of Space.

Dans une interview, le réalisateur sud-africain avoue prévoir une trilogie reposant sur l’adaptation d’écrits de Lovecraft. Après avoir vu le premier volet assez catastrophique de cette dernière, un fort scepticisme m’envahit. Richard Stanley semble pouvoir fournir un long-métrage captivant et profitant des forces de l’univers lovecraftien, si et seulement si il se débarrasse des contradictions émanant de sa mise en scène. Dans l’hypothèse où certains éléments lui auraient été imposés par les producteurs, il est alors primordial que Stanley parvienne à imposer diplomatiquement sa vision artistique afin de ne pas réitérer une expérience semblable à celle du projet L’île du Docteur Moreau, ni d’engendrer un nouveau film si décevant.

C’est sur cette note finale teintée d’espoir que s’achève ma critique de Color Out of Space. J’espère qu’elle vous aura plu ! Pour vous faire votre propre avis, sachez que le film est disponible sur Amazon Prime Video sous le nom de La couleur hors de l’espace, traduction littérale du titre original. Nous pourrons en discuter en commentaires ou sur nos réseaux sociaux si vous le souhaitez. En tout cas, je vous dis à très vite pour de nouveaux articles, celui-ci marquant mon retour à l’écriture après de (trop) longs mois sans participer à la vie de Wade’s World !

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