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[Review] No Man’s Land : La rencontre infructueuse entre Japon et USA

[Review] No Man’s Land : La rencontre infructueuse entre Japon et USA

Certains projets artistiques se muent en curiosités intrigantes par leur nature même : John Carpenter réalisant le remake officieux de Rio Bravo avec Assaut ou les demakes vidéoludiques s’amusant à transposer des jeux récents vers des standards visuels et de gameplay d’anciennes consoles par exemple. Le titre qui nous intéresse aujourd’hui se démarque lui aussi, cette fois par la nationalité et l’ambition de son équipe créative. En effet, No Man’s Land se présente comme un manga en deux volumes réalisé par deux américains et prenant place dans un univers de western sinistre. Mais avant d’aborder plus concrètement cette œuvre avec vous, j’aimerais m’attarder dans un premier temps sur la genèse du projet.

Jason DeAngelis, son scénariste, est un créateur anglophone qui a vécu un temps au Japon. Fan de mangas, il officie d’abord en tant que traducteur durant quatre ans. Puis en 2004, il décide de fonder sa maison d’édition Seven Seas Entertainment afin de publier des mangas originaux en langue anglaise et, accessoirement, de pouvoir confectionner et partager ses propres histoires. Cette volonté de promouvoir des créateurs américains s’essayant au genre japonais se retrouve cristallisé dans le terme World Manga utilisé par DeAngelis à l’ouverture du site Internet de sa compagnie. L’amerimanga, en plus d’être un mot visuellement atroce, constitue l’objectif fondamental de Seven Seas : promulguer le genre au-delà des frontières.

Depuis sa création, la société a élargi ses activités : en plus d’éditer des OEL Manga, pour Original English-language Manga, Seven Seas publie désormais des mangas et des light novels japonais sous licence aux États-Unis. L’entreprise s’adresse à différents lectorats par le biais de plusieurs labels, Ghost Ship étant par exemple dédié à des titres « matures » dans lesquels règnent tenues affriolantes et poitrines défiant toute logique terrestre. Avec sa sous-filiale S7 Games, Seven Seas produit aussi des jeux de société notamment tirés de licences SEGA ou de mangas populaires comme Tokyo Ghoul et My Hero Academia.

Mais tout ça est à mille lieues de voir le jour lorsque No Man’s Land sort aux États-Unis, puis en France quelques mois après chez Ki-Oon. Ce dernier constitue l’un des quatre titres de lancement de Seven Seas Entertainment lancés en 2005, avec Amazing Agent Luna, Last Hope et Blade For Barter, un autre ouvrage scénarisé par DeAngelis.

Après ce tour d’horizon de Seven Seas Entertainment et de son patron, intéressons-nous plus particulièrement à No Man’s Land, œuvre symbolisant la tentative de rapprochement respectueux entre le Japon et les États-Unis.

Le manga se déroule dans un univers de western apocalyptique, ravagé par les démons. Ces derniers peuvent endosser des formes humanoïdes pour passer inaperçus et surprendre leurs victimes à tout moment. La paranoïa et la crainte perpétuelles se sont alors installées durablement dans l’esprit des rares survivants. Le seul moyen de détruire ces abominations consiste à leur tirer une balle dans le « cœur », leur unique point faible situé à un endroit précis de leur corps, variant pour chaque créature belliqueuse.

John Parker, qui s’est renommé Personne suite au meurtre de sa femme et de son jeune fils, erre seul sans but. Le chasseur de primes désabusé va rapidement être rattrapé par son passé qui le hante puisque la famille Bakerton, pour qui il voue une haine insondable, le poursuit sans relâche. Personne croisera également la route de Cherokee Bill, un braqueur de banque dont la tête est mise à prix, avec qui il finira contre toute attente par sympathiser.

Cherokee Bill et Personne, un duo improbable fluctuant.

Le manga possède de prime abord des atouts inédits en sa faveur, à commencer par son univers désolé en phase avec son personnage principal. Sombre, presque vidé de toute vie, la solitude du pistolero se retrouve exacerbée par le monde qui l’entoure. Dépossédé de toute identité, Personne vagabonde et accomplit des contrats nonchalamment à la manière de la figure fantomatique de l’Homme sans Nom incarnée par Clint Eastwood. Cette harmonie désenchantée entre le protagoniste et son environnement participe au départ à la curiosité du titre. Les dessins de l’artiste Jennyson Rosero, qui a aussi travaillé sur Free Runners toujours chez Seven Seas, influent également sur l’identité atypique de No Man’s Land. Les silhouettes longilignes des personnages principaux et les angles frontalement arrondis des visages, des mentons comme des nez, évoquent davantage une inspiration puisée chez Joe Madureira que du style d’Akira Toriyama ou de Masami Kurumada. Ce parti-pris esthétique octroie au titre une certaine américanité, allant de pair avec son univers et son héros. Il accorde aux affrontements un dynamisme assez plaisant, soulignant les capacités de « cowboy ninja » du personnage comme le définit l’illustrateur.

L’introduction du manga se déroule presque sans dialogue, l’action prime sur la narration et met en lumière les talents de Personne. Tireur hors pair, il rend service aux communautés locales moyennant finance avant de reprendre inlassablement sa route. Cette ombre maussade, cette sorte de Lucky Luke morne, fonctionne relativement bien jusqu’à ce que sa carapace insensible s’effrite progressivement. Le passé tragique de Parker, bien qu’évoqué allusivement dans le premier tome, semble d’ores et déjà pétri de stéréotypes, ce qui se confirmera malheureusement au fur et à mesure de l’histoire. Le décalage entre la caractérisation initiale du personnage et ses véritables motivations éculées finit par dissiper son aura mystérieuse puis par le rendre insipide. Le même constat s’applique à la rivalité entre la famille de détectives Bakerton et le soldat déchu qui se laisse entrevoir dès leur première apparition avant de pleinement s’engouffrer là aussi dans des clichés narratifs poussifs.

Sans être d’une originalité phénoménale, les designs des monstres méphistophéliques restent toutefois suffisamment efficaces pour justifier la terreur qu’ils provoquent. Au centre des premiers chapitres du manga, les créatures démoniaques se voient reléguées à un rôle anecdotique dans le second volume.

Le bougre est loin d’avoir une gueule de porte-bonheur…
Lui aussi d’ailleurs…

Le concept originel attrayant s’évapore pour laisser place à l’origin story de John Parker, humble fermier au nom abusivement générique engagé dans la Guerre de Sécession. Chargé de la sécurité rapprochée du président Lincoln, sa vie va basculer lorsqu’il osera tenir tête au clan Bakerton. Et, sans vous le raconter davantage, je me contenterais de vous avouer que je ne peux qu’être consterné face à ce scénario aussi prévisible qu’inintéressant. Les séquences supposées émotionnellement fortes n’impactent pas le moindre instant le lecteur. L’histoire de Parker est censé l’humaniser, le rendre attachant en plus de justifier sa maîtrise des armes à feu et son combat acharné contre les Bakerton mais la tentative ne prend pas. Tout le sérieux dont faisait preuve No Man’s Land en devient risiblement artificiel.

Personne constituait un alias de choix pour le personnage car aucune émotion ne semblait transparaître de lui, il n’était captivant qu’en tant que mercenaire spectral. La seule once d’humanité un tant soit peu réussie le concernant émerge lors de ses interactions avec Cherokee Bill, le hors-la-loi mexicain caricatural. Sa bonhommie et sa fonction de comic relief instaure un peu de chaleur et d’humour à l’intrigue pour en contre-balancer la gravité. Si là aussi la caractérisation du personnage ne repose que sur des lieux communs, ce bon vieux Bill a au moins le mérite d’être un minimum attachant. Les Bakerton représentent des antagonistes assez creux, uniquement animés par leur rancœur rapidement et maladroitement expliquée envers John Parker.

Mais davantage que par ses personnages plats, No Man’s Land déçoit terriblement pour un point précis, un détail minuscule, une infime bagatelle… Jason DeAngelis n’a purement et simplement pas pris la peine de donner une véritable fin à son récit. Alors que le manga se retrouve étiré sur deux tomes, brisant au passage tout ce qui faisait l’intérêt du premier volume, l’auteur laisse son lecteur pantois face à une conclusion faussement larmoyante.

Déception, voilà le terme qui résume malencontreusement à merveille No Man’s Land. Le manga se présente au départ comme un titre intrigant, à l’ambiance macabre et au graphisme inattendu pour ce format. Ce marasme dramatique, placé au cœur d’un western désillusionné empli d’occultisme, s’incarne dans son personnage principal énigmatique. Malheureusement, Personne et la singularité initiale du manga finissent par être violemment malmenés par une trame narrative banale au possible. Le tireur d’élite perd son charme et est ramené à une échelle humaine : il n’est alors plus que John Parker, un ancien soldat patriotique juste et intègre, trahi malgré ses idéaux irréprochables. Les quelques autres personnages autour de lui, caractérisés eux aussi sans subtilité, ne parviennent pas à remonter le niveau d’écriture global. Le débonnaire Cherokee Bill constitue la seule micro-exception susceptible de décrocher, même fugacement, la sympathie du lecteur. Le souhait vraisemblablement assumé par l’auteur d’inscrire son scénario fantastique dans l’imagerie américaine traduit à mon sens sa volonté de légitimer l’amerimanga aux yeux de tous. Si cette ambition s’avère louable, elle nuit finalement tant à No Man’s Land qu’elle en devient la principale cause de sa chute.

Et c’est sur cette note amère que s’achève cette review. Si j’ai été assez franchement frustré par ma lecture, j’espère que mon avis vous a intéressé ! Peut-être aussi qu’il vous aura au moins fait découvrir Seven Seas Entertainment et son fondateur Jason DeAngelis comme ce fut le cas pour moi à la rédaction de cet article. Sur ce, chers lecteurs, nous nous retrouvons rapidement pour de nouvelles critiques !

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